Paul Valéry "Propos sur l'intelligence" (1925)

Paul Valéry "Propos sur l'intelligence" (1925)

Les propos de Paul Valéry peuvent être illustrés par l’allégorie suivante:

Imaginons une île située quelque part, peuplée d'habitants autochtones organisés dans une formation sociale. Ceux-ci sont regroupés en petit villages . Ils vivent du produit de la nature, tant de la terre que de l'océan. Voici que débarquent un jour un groupe d'hommes étrangers, venant on ne sait d'où , à bord d'énormes navires. Ils commencent par terroriser les habitants indigènes, en montrant des armes terribles, inconnues jusqu'alors (fusils à poudre, canons, etc.), des créatures nouvelles et inconnues (chevaux, vaches, moutons, chiens, poules, etc.) et des mœurs nouvelles (habillement, nourriture, etc.) . Mais aussi des idées nouvelles (religion, rites, écoles, métiers, etc.). Ils imposent par la ruse et la force, toute une organisation nouvelle. Ils enquêtent minutieusement sur les habitudes des résidents, et constatent, que les habitants, à tour de rôle, passent environ une journée pour collecter les besoins de nourriture (fruits, légumes, poissons, boissons,...) et les besoins de vêtement et de logement (fabrication de pagnes, d'outils divers, de canoë, réparation et construction de demeures,...). Puis les envahisseurs imposent des lois (législation, tribunaux, chefs, prisons,...)suivant l'organisation suivante:

- hommes et femmes des divers villages devront travailler six jours sur une semaine de sept jours;

- le septième jour, ils seront "libres" et auront des loisirs (peinture, pêche et jardinage pour le seul compte de la famille, musique, dans, etc.);

- peu à peu il y a accroissement des tâches quotidiennes (productivité), et spécialisation . Une partie des villages doit produire du maïs, l'autre partie doit affecter les terres de l'île à l'élevage des moutons. Les femmes et les enfants doivent filer la laine de ces moutons;

- les enfants vont à l'école, et on les prépare à leur futur métier. Une partie des habitants, surtout en période d'absence d'activité et de chômage, est transformée en domestiques des nouveaux maîtres ou envoyée dans les patries de nouveaux arrivants comme esclaves ;

- La production sur place est envoyée dans le monde extérieur, et tous les produits , nécessaires ou non (aliments, produits manufacturés, produits de luxe, etc.) sont importés de l'extérieur, et vendus à un prix variant, surtout à la hausse. Sont introduits des instruments nouveaux: l'argent, la banque, le prêt à intérêt,... des produits plus en plus divers et variés, quitte à créer de nouveaux besoins,...

Voici donc l'illustration du "monde nouveau", qui, selon Paul Valéry, a remplacé le "monde ancien", il y a environ deux siècles (par exemple en 1789 pour la France). En somme, c'est la capitalisme qui remplace le féodalisme, avec tous les avantages et inconvénients d'un nouveau système:

- principes politiques: un homme/une voix, droits de l'homme, parlement, "démocratie", etc.

- création (à la main, puis par des machines de plus en plus sophistiques) de nombreuses marchandises, échanges, création de désirs nouveaux, etc.

- le monde est uniformisé(mondialisation). Plus un seul morceau de terre n'est laissé à l'écart, tout est intégré dans le nouveau système (généralisation du "projet de vie" dominant (Mac Do, modes, "Américan way of life",...)

- le système ne peut survivre que par une révolutionnarisation constante. De plus en plus vite (vitesse, accélération du temps, pas de temps mort, mais aussi excitation, maladies nerveuses,...) "le neuf" remplace le "vieux, le nouveau remplace l'ancien.

- désenchantement du monde (tout ce qui n'a pas de valeur marchande, tombe en désuétude: fin des religions, de la morale, du sacré, de gratuit, de la famille, de la tradition, des vieilles idées et des vieilles coutumes, ...)

- tout est transformé en "valeur d'échange": n' a de valeur que ce qui peut se transformer en argent, richesse, avoir ...

- bientôt , petit à petit, le travail est absorbé par la machine: si , à l'origine8 à 10 heures par jour sont consacrés à la production, et le reste à la consommation ( de nourriture, de culture , d'idées, ...) et nécessairement au repos et au sommeil, parce que la machine sociale ne permettait pas d'aller plus loin, maintenant, grâce au progrès, et aux énergies nouvelles (pétrole, énergie nucléaire,...) , tout le temps disponible est affecté au système : c'est le 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Tout devient objet de profit et de spéculation (le transport, les loisirs, la santé, les maladies, l'apprentissage, et même les ordures et la pollution). Il y a même création d'un "Ministère du Temps Libre": c'est dire que tout est organisé, planifier , vers un objectif ultime et unique; le profit. Rien n'est laissé au hasard, à la créativité, à l'improvisation,...

- l'individualisme est roi : il faut se singulariser, rester dans le vent, le jeunisme, le genre, queer, la marginalité, etc.

- dans l'ancien système, par exemple à l'époque de la Renaissance, les humanistes disaient: "Nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants": la dette envers le passé et les ancêtres est reconnue. Aujourd'hui, le passé est dénigré, ridiculisé : tout est absurde, infantile, tant les savoir-faire, que les savoir-êtres, les doctrines, les connaissances, les "sages", ...

-il faut à tout prix éviter et dénigrer les regroupements, les coalitions, les réflexions, qui peuvent aboutir à des refus, des grèves, des violences, et à l'imagination d'un système différent.

- bientôt l'homme lui-même est dépassé par ce système, qui peut progresser de lui-même, sans l'intelligence (robotisation, mécanisation, intelligence artificielle, ...)

- soit l'homme redescend à l'état de singe (imitation, copier, pas d'originalité, ne plus "être", paraître conforme à ce qui est demandé, au moins tant que c'est possible), soit le singe s'élève (et dépasse ?) l'humain: vois l'allégorie de la "planète des singes.

- Avant: le temps est cyclique (un cercle qui se ferme sur lui-même), chaque homme a sa place, et ceci pour la vie, et pour les descendants; peu de possibilité de passer d'une classe sociale à l'autre. Aujourd'hui, le temps est une ligne qui pointe vers l’avenir , à l’infini, semble-t-il: le temps s'accélère, toujours plus vite, avec des changements incessants. L'immobilisme, la sensibilité, la paresse (plus de "droit à la paresse"), la vieillesse, la maladie, le handicap, etc. sont les signes avant-coureur de la mort sociale: en tout cas d'individus laissés au bord de la route comme des "riens" : ce qui ne "compte" pas ...

Voilà donc ce à quoi a conduit l'intelligence (ou l'inintelligence) humaine selon Paul Valéry: une sorte de monde apocalyptique et décadent qui se dessine devant nos yeux. Cependant, il convient de faire trois remarques:

1) Depuis que Paul Valéry a fait ces constats, tout s'est encore accéléré : il suffit de lister toutes les créations inconnues à l'époque de Paul Valéry: téléphone portable, tablettes, ordinateurs , etc. Par ailleurs la mondialisation a étendu à toute les "terres libres" le système nouveau.

2) Paul Valéry indique dans son préambule, qu'il ne veut pas envisager tout cela dans le cadre de la politique et de l'économie. Pourtant, ce faisant, il s'interdit (et nous interdit) de trouver l'origine de cette évolution. Le "nouveau monde" n'est pas né de rien : il y a eu l'émergence , au sein du monde féodal (les habitants de l'île), d'une classe nouvelle, la classe bourgeoise (les nouveaux arrivants sur l’île), classe d'entrepreneurs et d'ingénieurs, d'artisans et de banquiers, qui a su propulser ce système nouveau.

3) Mais surtout Paul Valéry envisage l'avenir prochain de ce système, de façon pessimiste, comme un recul, une hécatombe, une fin de civilisation. C'est la disparition de l'homme à terme, comme être (et non paraître) raisonnable(et non pas pris dans la folie d'un système qui fonce en aveugle et en klaxonnant dans le mur). Mais de même que le capitalisme a émergé du féodalisme, ne peut-on imaginer qu'un nouveau système émerge du capitalisme, par les luttes et la prise de conscience d'une majorités d'humains lucides et intelligents ?

 Jean Bernard RITT