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( Partie 16) Moi, résidente en maison de retraite

  • jeanbernardritt
  • 16 févr. 2024
  • 11 min de lecture

( Partie 16) Moi, résidente en maison de retraite





CHAPITRE III : La vie de Marie Thérèse Ritt-Ditz


Quand on imagine, Pierre Quader, l'impression générale est celle d'un personnage assez anodin qui représente un exemplaire de ces milliers d'individus du peuple que l'on croise tous les jours sans jamais vraiment les remarquer. Il offrait l'apparence de quelqu'un ayant peiné toute sa vie et dont on présume invariablement en suivant l'enterrement qu' « il n'a pas eu sa chance ». Parfois au hasard d'une rue, la rencontre d'un homme d'une cinquantaine d'années environ, présentant une silhouette redressée, maigre et osseuse, les cheveux encore naturellement colorés d'un beau brun foncé, bien peignés et coupés à ras du cou, un visage fin et un long nez, affublé de vêtements usés, fripés et même sales qui l'identifient plus à un épouvantail ou à un clochard qu'à une honnête fréquentation, incite presque automatiquement à murmurer en son for intérieur : « Ce pourrait être lui ». Si de surcroît au fond des yeux de ce passant juste entrevu se dessine une tristesse infinie de chien rossé, voilà le tableau ressemblant et achevé.

Malheureux, Pierre Quader l’était énormément, comme si le monde entier pesait de son poids sur ses épaules et cela l’acculait, surtout sur le tard, à ingurgiter de l’alcool au-delà du bon sens pour fuir ce sentiment insupportable de frustration qui l’étouffait. Mais assailli par l’ivresse et abasourdi, il sombrait dans une mélancolie plus profonde qu’il communiquait à son entourage, car alors tout ce qu’il touchait lui remémorait de façon amplifiée son inutilité et sa lassitude. A ces moments, la honte l'oppressait ; cette humiliation se rattachait à la fois à la situation misérable dans laquelle végétaient sa femme et ses enfants, état dont il s'estimait malgré tout extrêmement responsable et en partie la cause, à la considération de l'endroit déplorable où il résidait, à la profession universellement déconsidérée et mal rétribuée qu'il occupait, à son passé et à son avenir, en quelques mots au sort injuste qui s'acharnait sur lui.

Tout accablait et blessait cet écorché vif. Descendant d'une race de vignerons, le plus malingre d'une famille nombreuse qui comptait rien de moins que dix enfants, dont il était le troisième, il lui collait à la peau au long de sa vie un détail rappelant sans cesse ces origines agraires, non pas tant au point de vue physique comme la démarche pataude ou l'expression et l'intonation des mots « sentant bon le terroir», mais plutôt un trait de caractère : il développait une conception étroite et matérialiste des événements et apportait beaucoup d'entêtement dans ce qu'il entreprenait.

Aux yeux des villageois, l'occupation principale de son père consistait dans la maintenance d'un débit de boisson, quoiqu'il possédât également un petit nombre d'hectares de vigne pauvrette permettant de produire, après un travail artisanal des plus pénibles, de cet excellent vin gris des côtes de Moselle, qui a quasiment disparu aujourd'hui de dessus les tables. C'était une sorte de gargote de village avec une vaste salle commune où l'on consommait sur le pouce et aussi un coin aménagé où l'on monnayait des articles d'épicerie, toutes espèces de marchandises confondues que les paysans ne fabriquaient pas eux-mêmes, tels que l'huile, le sel et les allumettes.

Énormément plus que son père, sa mère imprimait dans la mémoire de Pierre Quader des traces ineffaçables et il gardait toujours dans son portefeuille, comme une image pieuse, la photographie défraîchie de celle-ci, seule personne à qui il octroya ce privilège. Sur ce portrait on distingue une dame d'une cinquantaine d'années, bien en chair, caractéristique de la plupart des femmes de l'époque et davantage des villageoises, car un embonpoint confortable était le signe d'une bonne santé à défaut de détenir une table convenable d'où l'on sort rassasié. « S'énamourer d'une campagne de forte contenance, voilà une garantie d'augure propice contre la misère et ne pas débusquer chaussure à son pied dans sa localité, se marier avec une fille maigrichonne de la ville, inapte aux durs travaux des champs et de la ferme, voilà le début de la déchéance » certifiaient les anciens en vue d'éduquer la nouvelle génération. Ce qui démontre la solidité tant physique que morale de sa mère, ceux qui l'ont fréquentée au village de Contz le narrent encore aujourd'hui, c'est qu'elle tenait les cordons de la bourse du ménage se démenant pour que tout marche au mieux et colmatant les brèches ; en fin de compte, « elle portait la culotte et tirait la charrette, l'empêchant de chavirer ». Elle veillait à ce que l'on ne manqua jamais de nourriture dans la maisonnée, même si habituellement dans les repas frugaux on regardait plus sur la quantité bourrative que sur la qualité de la préparation des mets : un saladier rempli de morceaux de pains macérés dans du lait de vache, des tartines de haricots cuits ou des pommes de terre avec quelquefois un morceau de lard, composaient l'essentiel des menus tout au long de l'année.

L'enfance de Pierre Quader n'était pas facile. La famille logeait à l'étroit dans une maison qui, quoique maintenue propre grâce au labeur minutieux de la mère, était très ancienne et rafistolée et avec la meilleure volonté du monde il est sûrement impossible de réaliser du neuf avec du vieux. Les enfants groupés dans une seule pièce dormaient à deux dans un lit et cette chambre était contiguë à l'entrepôt poussiéreux et au magasin bruyant jusque tard dans la nuit.

Le père, d'un égoïsme viscéral, ne dispensait même pas une parole agréable aux autres ; on le blâmait pour ne se préoccuper exclusivement que de ses propres affaires, soignant sa pomme avec beaucoup d'indécence et les voisins malveillants susurraient à son propos qu'il n'avait eu que le «souci» de mettre ses enfants au monde abandonnant ensuite ceux-ci aux bons soins de sa femme qui fournissait en effet des efforts surhumains pour que cela tourne rond. Véritable mère poule, toujours très bienveillante à l'égard de sa nombreuse progéniture, prête à les acquitter de tous les écarts, elle accueillait avec encore plus de sollicitude celui d'entre ses enfants fourvoyés et s'affairait à l'en dépêtrer. En somme elle leur prodiguait la seule chose sans doute qu'elle pouvait dépenser à satiété, la tendresse, ce qui lors des ébats éthyliques de Pierre Quader vieilli, lorsqu'il évoquait les scènes très touchantes d'amour maternel, l'astreignait à éclater en sanglots prolixes, confrontant chaque fois les spectateurs occasionnels à un dilemme embarrassant car ceux-ci ignoraient si les pleurs abondants sanctionnaient une réaction physiologique suite à un trop plein d'alcool, s'ils accompagnaient l'épanchement de souvenirs sincères se référant à l'affection englobante de sa mère ou s'il s'apitoyait sur la vision présente de son être déchu et raté que, dégrisé, il apercevait.

Rompu dès le plus jeune âge aux travaux des champs le bagage scolaire de Pierre Quader se restreignait au strict minimum : « J'ai appris à lire et à écrire à l'école buissonnière des péquenots » plaisantait-il plus tard. Son père lui déclarait pour ses quatorze ans : « Maintenant débrouilles toi et gagnes ton pain » et illico le plaçait comme apprenti chez un patron boulanger d'un village voisin ; ce patron ne le ménageait nullement puisqu'il le réveillait à coups de bâton la nuit l'obligeant à se lever tôt pour trimer longtemps.

Comme ses frères, sauf deux d'entre eux attachés une partie de leur vie à la terre, il s'absentait de plus en plus fréquemment de son village pour le quitter définitivement à la fin de la seconde guerre mondiale, en raison de l'exode rurale qui sévissait dans un mouvement accéléré vers les industries et les villes, dépeuplant les campagnes lorraines avoisinantes. Aspiré par la ville, il butinait tant bien que mal, par un pénible apprentissage papillonné d'un patron à l'autre, le métier de boulanger. Au cours de son adolescence, alors que s'éveillait le désir d'une plus grande autonomie, il conçut le projet, à l'exemple de ses deux frères aînés déguerpis avant lui du domicile familial l'un comme cantonnier, l'autre comme couvreur dans un bourg voisin, de se séparer du milieu rural d'origine et de s'acclimater à une nouvelle vie de citadin, sans doute parce qu'il soupçonnait pertinemment d'une part qu'il n'édifierait pas son avenir au village, le patrimoine paternel déjà fort modeste, morcelé en parcelles infinies lors de l'héritage, on ne s'en accommoderait pas de loin pour reproduire dignement une famille, et donc il était de trop au village, et d'autre part il devinait, encore confusément alors, les avantages et les facilités de la vie en ville, se supposant également pressenti à un futur plus glorieux qu'une existence morne et fruste de forçat bouseux.

Délaisser sa famille et son village c'était défaire une seconde fois le cordon ombilical reliant le jeune à ses parents afin de « parcourir le monde pour débucher la bonne fortune » et même si le point de chute de cette équipée fantastique ne menait qu'à la petite ville voisine distante à peine de quinze kilomètres, cela s'avérait une véritable aventure à laquelle ne sacrifiaient que les plus téméraires ou ceux qui n'avaient rien à perdre, n'ayant pas leur place au soleil impartie du village. Le jour du grand départ se déroulaient des scènes déchirantes avec forces recommandations des parents à leurs rejetons et des larmes de part et d'autre.

Échouant à la ville de Thionville, loin du regard parental, déterminé à se distraire, Pierre Quader s'acoquinait avec des compagnons de rencontre, déracinés comme lui et de mauvaise vie, chercha à s'insérer dans ce nouveau monde, contracta très vite l'habitude de traquer les filles, de s'enivrer, de jouer, de s'habiller avec un peu plus de recherche et de turbiner le moins possible : il rattrapait le temps employé à se morfondre au patelin et « brûlait la vie par les deux bouts ».

Si de cette époque il collectionnait les marques cuisantes des raclées écopées – mais à ce propos il s'était forgé une philosophie fataliste : si on le frappait il y avait sûrement de justes raisons à cela – néanmoins Pierre Quader se vantait aussi volontiers de s'être payé un peu de « bon temps » – ainsi s'il recherchait le plaisir pendant une grande partie de ses loisirs, n'est-il pas normal que le patron ait les plus grandes difficultés à le raffermir sur les jambes pour le turbin le lendemain ?

Mais Pierre Quader idéalisait un peu les souvenirs relatifs à son enfance champêtre et lorsqu'il les récitait, il joignait un «... et si je mens que je m'écroule raide mort de ma chaise » formulé avec tant de vigueur et répété avec tant d'insistance entre deux gorgées de pinard que cela discréditait les détails sur sa jeunesse aux yeux de l'auditeur le plus crédule. Il interprétait les événements à son avantage, aucun témoin n'intervenant en sa défaveur – qui se tracassait pour une existence aussi insignifiante ?

Somme toute il amenait la couverture à lui sans trop de mal et la remémoration des faits passés s'enjolivait au fur et à mesure que l'écart entre eux et le présent s'agrandissait. Lors des grandes effusions, il appuyait sur certains souvenirs, en éclipsait d'autres, tout cela à sa convenance afin de se revaloriser un peu lui-même, de retrouver de l'assurance et de s'attribuer une importance non pas tant vis-à-vis des autres qu'à ses propres yeux, ce qui est bien plus difficile. Il inventait un personnage avec un passé et un avenir possible, ce qui provisoirement rendait sa vie un peu plus vivante ; il avait besoin de s'en rapporter à cette image de quelqu'un qui a beaucoup bossé dans sa vie mais qui s'est indubitablement diverti par ailleurs, bref qui a une existence heureuse et comblée. Mais réussissait-il longtemps à s'illusionner lui-même et à coexister avec ce moi fantasmagorique ? A preuve que non quand la réalité se révélait telle qu'elle est, dans sa nudité vide et triste, alors il avait recours à un succédané de son imagination et s'égarait au fond de la dive bouteille...

Détaché du milieu agricole, vêtu d'un costume saillant, exhalant le savon et non cette odeur de graisse rance qui se conjugue avec les moindres mouvements du paysan ordinaire, Pierre Quader exhibait quelques manières distinguées ou incongrues, c'est selon, comme papilloter ; ni les gens des villes ni les gens des champs ne s'extasiaient réellement parce que pour les premiers, encore insuffisamment digérées, cela surprenait de voir singer ces simagrées par un rustaud à l'air empêtré et pour les seconds on ressentait ses attitudes comme étant quelque peu méprisantes à l'égard des « cul-terreux » lorsque après une escapade en ville il séjournait quelques temps au village.

Cependant il ne parvint jamais à accéder vraiment comme partie prenante au cercle des citadins qu'il côtoyait et, écarté de sa mentalité et de ses racines paysannes, il était mal à l'aise partout, considéré par les autres et par lui-même comme étant différent et « à part » ; à certaines occasions cela se traduisait par un sentiment de supériorité puis en d'autres circonstances par un sentiment d'incompréhension : il jaugeait les citadins et les accusait de ridicules car ils n'avaient pas le sens profond des choses de la terre et des réalités, et se situait hiérarchiquement au-dessus des campagnards qui avaient une vue bornée du monde. Ces sentiments étaient encore accentués par son esprit d'indépendance qui se confirmait par le refus constant pendant sa vie d'opter pour un emploi de simple ouvrier spécialisé dans une grande industrie préférant de loin un emploi chez un petit patron dans une entreprise modeste, endroit où il lui paraissait plus aisé de baigner dans une ambiance familiale.

« Vie de seconde zone » : ces mots qualifient bien l'existence amoindrie, retirée sur elle-même et grignotée par les autres, par son père, puis son mari et ses enfants, qu'a toujours eu Thérèse Ditz : elle n'a jamais vécu pour elle-même. Par la force de l'habitude, peut-être aussi par le choix d'une certaine facilité, elle incorporait cette façon de consentir à son destin sans rémission tel que les autres, n'importe quels autres, en décidaient comme si elle dédaignait sa propre vie. On ne départageait plus ce qui provenait de sa volonté personnelle et ce qu'on exigeait d'elle de l'extérieur et cette soumission devenait quelque chose de naturel.

Elle témoignait dans la misère la plus extrême d'un sang froid surprenant. Alors qu'elle avait quatre enfants en bas âge, que l'argent était rare au foyer, et qu'elle préparait les deux dernières semaines de chaque mois pour opérer la soudure avec le salaire du mois suivant, du repas de midi, une casserole de semoule bouillie à l'eau, une sorte de ciment peu fortifiant mais qui calmait l'appétit et lestait l'estomac jusqu'au soir, et au repas du soir, des tranches de pain beurrées avec des rondelles de saucisson salé – dénombrées avec une grande parcimonie : deux ou trois morceaux fins par personne, pas plus – elle supportait en souffrant silencieusement les « j'ai faim » relatifs à l'incompréhension évidente de la situation par des âmes infantiles ; ou bien encore ses enfants trottaient en plein cœur de l'hiver, par temps de pluie ou de neige, avec des vieilles chaussures au pied, percées sous la semelle de trous gros comme l'ongle du pouce, obstrués chaque soir à l'aide d'un nouveau morceau de linoléum ce qui ne leur évitait pas les pieds humides et transis toute la journée.

Dans ces occasions de très grandes difficultés, Thérèse Ditz indiquait une fierté impassible et admirable – « Je me bute alors comme un taureau » disait-elle – que concluaient de fortes tensions exacerbées et des dépressions qui la minaient à petit feu car, depuis son mariage, seule comme une recluse, personne ne prêtait une oreille charitable à ses soucis ou ébauchait un geste de secours. Pour ne pas être anéantie elle se raccrochait à une idée fixe concernant ses origines sociales, dont elle ne démordait pas et cela lui était si agréable que l'on n'avait jamais aucun scrupule à abonder dans son sens : selon elle, son père était le propriétaire le plus nanti du village de Contz, ayant le plus grand nombre de terres et de têtes de bétail – « biens conquis forcément de façon malhonnête par mes aïeux » accordait-elle « car on ne s'enrichit que sur la ruine et la misère d'autrui ». Une espérance conjurait également le mauvais sort et ranimait la flamme : d'après elle, la richesse était un genre de loterie où l'on est vainqueur à tour de rôle et ses parents ayant été riches, il est prédit qu'inévitablement ses enfants ou ses petits-enfants goûteront au bien-être à leur tout.

Elle étayait l'affirmation de cette aisance passée par ceci : son père embauchait lors des grands travaux, dans les bonnes périodes d'entre les deux guerres mondiales, deux ou trois ouvriers agricoles parfaitement heureux de s'activer pour lui parce qu'ils étaient mieux rémunérés que chez les autres paysans de la contrée et aussi se régalaient à la table du maître des lieux de rôti de bœuf et de lard de cochon à profusion, ce qui était alors un signe de superflu ; également lorsque des romanichels étaient de passage dans le village au printemps ou en été, ils recueillaient immanquablement dans la maison de son père des laitues de jardin, des fruits de saison, des œufs et même parfois une poule.

Néanmoins tributaire de cette mentalité diffuse et rétrograde énormément répandue en Lorraine, en particulier dans les campagnes, moins influençables par ce qui vient d'ailleurs, qui transparaît sous forme de froideur, d'indifférence et de méfiance – on camoufle le fond de sa pensée de peur de trop s'avancer, surtout relativement aux problèmes des ressources pécuniaires et des biens fonciers, car selon les préjugés du paysan, s'informer sur le propriétaire, la qualité et le prix d'une terre c'est déjà en être à demi le possesseur ou en tout cas lorgner sur elle – Thérèse Ditz n'a jamais avoué combien d'hectares de terre cultivait son père, se contentant d'un évasif « beaucoup ».



 
 
 

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